mardi 6 juin 2017

“Ces monuments donnent une très grande idée de la puissance des Égyptiens” (Pierre-Jean-Baptiste Nougaret - XVIIIe s. - à propos des pyramides)


Pierre-Jean-Baptiste Nougaret (1742-1823) a-t-il visité les pyramides d’Égypte avant d’écrire sur ces célèbres monuments ? Les éléments biographiques à notre disposition ne font nulle mention d’un quelconque voyage sur les rives du Nil.
Ce “polygraphe” est l'auteur d’ouvrages sur les sujets les plus divers (poésies, drames, parodies, compilations historiques, écrits politiques, romans…), des écrits, est-il précisé, “qui ne se distinguent pas plus par le soin du style que par la décence ou la vérité historique” (Wikipédia).
Nous interpréterons donc ses développements sur les pyramides égyptiennes comme une compilation d’idées plus ou moins “reçues”, technique de publication amplement développée à une époque où le voyage en des contrées lointaines restait exceptionnel, contraignant le désir de savoir à chercher matière dans les relations d’autres auteurs. Une compilation qui, sans nul doute, illustre l’état - et les approximations ! - des connaissances égyptologiques à la fin du XVIIIe siècle…
Le texte ci-dessous est extrait de Anecdotes des beaux-arts. Tome 3, contenant tout ce que la peinture, la sculpture, la gravure, l'architecture, la littérature, la musique, &c. & la vie des artistes, offrent de plus curieux & de plus piquant, chez tous les peuples du monde, depuis l'origine de ces différens arts, jusqu'à nos jours (1776-1780)
Tableau de Carl Werner - 1870
Ce que les pyramides offrent de plus curieux

“L'époque de la construction de ces monuments qui surchargent la terre depuis un si grand nombre de siècles, était inconnue lors même que les premiers philosophes de la Grèce voyagèrent en Égypte. On n'était pas plus instruit que de nos jours, il y deux mille ans, du nom des Rois qui les élevèrent. Qu'on juge par-là de leur extrême antiquité. Il est probable que leur origine a précédé celle des hiéroglyphes ; car les Égyptiens, qui en plaçaient de tous côtés, n'auraient point laissé d'aussi superbes monuments sans y mettre de pareilles inscriptions.
Dans quel temps furent-ils donc bâtis, puisque ces caractères étaient devenus inintelligibles dès le temps que la Perse fit la conquête de l'Égypte ?
Les historiens arabes croient que les pyramides furent élevées trois cents ans avant le déluge, par un Roi qui vit en songe la terre renversée sens dessus dessous, les hommes couchés dans la poussière, les étoiles se détacher du ciel en forme d'oiseaux et guider les hommes effrayés entre deux montagnes énormes qui les écrasaient en se rapprochant et se choquant avec violence. Le Monarque, épouvanté de cette étrange vision, consulta le devins de toutes les provinces d'Égypte, qui lui dirent que le Royaume était menacé d'une submersion générale.
Ce Prince crédule fit bâtir les pyramides, dans lesquelles il déposa tout ce qu'il avait de précieux ; lorsqu'on les eut terminées, il les couvrit entièrement d'une belle étoffe de soie et donna aux environs une fête magnifique, où tous ses sujets se trouvèrent. On plaça cette inscription sous la grande pyramide : “Le Roi Saurid a bâti les pyramides et les a finies en six ans : quiconque viendra après lui, et se croira aussi puissant qu'il l'a été, qu'il entreprenne de les détruire en six cents ans, quoiqu'il soit plus facile de démolir un bâtiment que de le construire. Il les a couvertes de soie ; qu'un autre tâche seulement de les couvrir de mousse.”

Les eaux du déluge

On croit communément qu'on les éleva peu après le déluge. Mais quelle puissance ne fallait-il pas qu'un peuple eût acquise pour concevoir et exécuter une telle entreprise ! Selon quelques historiens, le Pharaon qui périt dans la mer Rouge bâtit la plus grande pyramide, et força les Hébreux d'y travailler. Mais l'observation suivante détruit ce sentiment : malgré l'extrême hauteur des pyramides, on trouve des huîtres et d'autres coquillages pétrifiés jusques sur leur sommet : n'est-il pas tout simple de conclure que ces coquillages n'ont été jetés là que par les eaux du déluge ?
Des savants présument que les pyramides doivent leur origine aux pierres qu'on entassait sur le tombeau des hommes dont on voulait conserver la mémoire. (...)
Des auteurs arabes donnent une plaisante origine aux pyramides. Ils assurent qu'un peuple de géants les bâtit longtemps avant le déluge. Chacun de ces géants transportait en venant des carrières à l'endroit où sont les pyramides, une pierre de vingt-cinq pieds de longueur, comme on porte un paquet sous son bras. Ils eurent ainsi bien moins de peine à bâtir une pyramide qu'un enfant en éprouverait à élever un château de cartes. (...)
Pour revenir aux pyramides, leur forme et la manière dont elles sont construites leur assurent une durée presque éternelle : on éprouverait, pour le moins, autant de difficulté à les détruire qu'on en eut à les élever ; et vraisemblablement elles subsisteront encore plusieurs milliers d'années.

L’enthousiasme des historiens grecs et latins

Ces monuments donnent une très grande idée de la puissance des Égyptiens ; mais ils prouvent surtout l'esclavage où ce peuple était réduit. Les Rois d'Égypte, avec des oignons, du lait et de mauvais pain, parvinrent à faire élever des édifices dont la construction épuiserait tous les trésors de la France : ils tyrannisèrent leurs sujets pour avoir l'honneur d'entasser des montagnes de pierre et de lutter contre la nature, en déplaçant des rochers, pour les transporter ailleurs. (...)
Les historiens grecs et latins qui ont décrit les trois pyramides que nous voyons encore dans leur entier, n'en ont parlé qu'avec enthousiasme. Les Grecs, qui voulaient exceller en tout, et n'admiraient ordinairement que les productions de leurs artistes, furent contraints de s'humilier à l'aspect de ces monuments immenses, qui paraissent au-dessus des forces humaines, et ils les placèrent au rang des sept merveilles du monde.
La plus grande de ces pyramides fut bâtie par un Roi nommé Chéops ou Chemnis ; cent mille hommes, qu'on remplaçait tous les trois mois par un pareil nombre, employèrent dix ans à tailler les pierres dans les montagnes de l'Arabie et de l'Éthiopie ; dix autres années suffirent à peine pour voiturer ces blocs énormes ; et il fallut ensuite vingt ans pour élever le monument de l'orgueil et de la tyrannie de Chéops, quoique cent mille ouvriers ne cessassent pas un seul instant d'être occupés. Afin de donner une idée des sommes prodigieuses que coûta la construction de cet édifice, on se contenta d'y graver ce qu'il en avait coûté pour les oignons et autres pareils légumes fournis aux ouvriers, et la somme montait à 4.160.000 livres de notre monnaie. L'historien Hérodote, qui vivait quatre-cent-quatre-vingt-quatre ans avant J. C. dit que cette inscription subsistait de son temps. On voit que le Roi Chéops dut employer la plus grande partie de ses sujets à l'ouvrage le plus inutile qu'il soit possible d'imaginer.

Les différents usages des pyramides, selon les écrivains qui en ont parlé

Afin d'augmenter l'horreur qu'on doit avoir de sa cruauté et de sa folie, les historiens racontent qu'il employa un moyen très étrange pour remplir de nouveau ses coffres, épuisés par les sommes immenses que lui coûta la pyramide : il ordonna à sa fille de se prostituer, et de retirer le plus qu'elle pourrait de ses faveurs. La Princesse, voulant éterniser la mémoire de sa complaisance, fit bâtir une petite pyramide des pierres qu'elle avait rassemblées, en en exigeant seulement une de chacun de ses amants, qui payaient, outre cela, un certain prix les bontés quelle daignait avoir pour eux. (...)
Un Roi d'Égypte, nommé Asychis, vers l'an du monde 2991, se mit dans l'idée de surpasser tous ses prédécesseurs par la construction d'une superbe pyramide. Il en fit bâtir une en brique, et voulut qu'on y gravât cette inscription fastueuse : “Ne me comparez point avec les autres pyramides, ce serait trop m'abaisser ; je leur suis autant supérieure que Jupiter est au-dessus des autres Dieux.”
Puisqu'on veut que la vanité ne fût pas le seul motif qui fit élever de pareils monuments, voyons les différents usages que leur indiquent quelques-uns des écrivains qui en ont parlé. L'un d'entre eux prétend qu'ils étaient destinés à servir de magasins à blé, et conclut qu'ils doivent leur origine au patriarche Joseph, lorsqu'il voulut prévenir la famine dont l'Égypte était menacée.
Les pyramides, selon un autre système, furent érigées, ainsi que les obélisques, en l'honneur du soleil : elles étaient aussi destinées à représenter le tombeau d'Osiris, autour duquel devaient toujours tomber les rayons de l'astre qui nous éclaire.
Ce que nous devons le plus admirer dans ces anciens monuments, dit un savant de nos jours, c'est la preuve certaine et subsistante qu'ils nous fournissent de l'habileté des Égyptiens dans l'astronomie. M. de Chazelles dant il s'agit ici, en mesurant la grande pyramide, trouva que les quatre côtés étaient exposés précisément aux quatre parties du monde, et qu'ainsi ils marquaient la véritable méridienne de ce lieu, c'est-à-dire qu'ils pouvaient servir de cadran solaire. (...)
Le sentiment de ceux qui regardent les pyramides comme des tombeaux fastueux élevés par les Rois, paraît le plus vraisemblable, puisque la passion favorite des anciens Égyptiens était de se faire de leur vivant des sépultures magnifiques et solides, où leurs corps fussent à l'abri de la corruption et des entreprises des hommes.
Les Monarques d'Égypte ne firent point tant de dépenses pour leurs palais, parce qu'ils ne les regardaient que comme des demeures passagères. (...)

La “merveille barbare”

Tâchons maintenant de décrire, d'une manière amusante, ces fameuses pyramides, qu'Horace appelle une merveille barbare. La plus grande qu'on ait jamais bâtie, et dont les ruines subsistent encore sur les bords du Nil, couvrait de sa base jusqu'à huit arpents de terre.
La plus haute pyramide est presque trois fois plus élevée que les tours de Notre-Dame de Paris. Elle est composée de pierres exactement liées, qui ont chacune trente pieds de long : on ne peut concevoir de quelles machines les Égyptiens se servaient pour parvenir à les mettre en place. Chaque face a autant de hauteur que de largeur, mesurée à sa base ; elle n'est pas moindre que de huit cents pieds.
Ce qui paraît tout-à-fait étonnant, c'est que, quoique ces rnonuments aient été bâtis sur des montagnes d'un roc vif, les matériaux employés à leur construction n'ont point été tirés de ces montagnes, ni même des environs.
Parmi le nombre prodigieux de pyramides qu'on rencontre en Égypte, on en remarque qui sont bâties perpendiculairement, et qui ont de grands degrés, sur lesquels il est impossible de monter, parce que chaque marche a trente ou quarante pieds de haut.
Des voyageurs présument que les pyramides furent revêtues d'une pierre polie ; et Pline prétend que, quoiqu'elles fussent très glissantes, il y avait des hommes assez adroits pour monter jusqu'au sommet. Il est pourtant bien difficile actuellement de parvenir à la pointe de la plus considérable des pyramides ; les degrés n'en sont point réguliers ; ils ont, pour le moins, trois pieds de hauteur chacun, et n'ont guère qu'un pied de large : il y en a deux cent quarante-trois. Le sommet, qui paraît fort pointu d'en-bas, est une plate-forme qui a plus de vingt pieds en carré, et sur laquelle cinquante hommes pourraient être fort à l'aise. Cette belle plate-forme est couverte avec six grandes pierres ou morceaux de marbre. Quelque vigoureux que l'on soit, si l’on veut tirer une flèche du haut de la pyramide, la flèche tombe à peine au milieu de la base. (...)

À l’intérieur de la grande pyramide

On ne pénètre que dans l'intérieur de la grande pyramide, et ce n'est pas sans beaucoup de peines et de dépenses qu'on est parvenu à y pratiquer une ouverture : ceux qui l'ont faite s'imaginaient sans doute se procurer des trésors. Il leur fallut employer non seulement le secours du levier et du ciseau, mais encore l'eau bouillante afin de dissoudre le ciment qui réunissait ces pierres énormes.
Avant de pénétrer dans la pyramide, on emploie deux Arabes à ôter le sable qui en bouche entièrement la première entrée, et que le vent y apporte chaque jour. On se dépouille ensuite jusqu'à la chemise, à cause de la chaleur excessive qu'il fait dans l'intérieur. En ce singulier équipage on commence un voyage très pénible, en tenant une bougie à la main : il serait dangereux de se servir de flambeaux dans cette avenue étroite, car on risquerait d'être suffoqué par la fumée ; aussi ne les allume-t-on que dans les endroits les plus spacieux.
Avant de s'engager dans l'intérieur, il faut avoir la précaution de tirer quelques coups de pistolet, pour obliger les chauves-souris à déguerpir ; elles y sont en si grand nombre qu'il semble que ces superbes monuments n'aient été construits que pour elles.
Au bout de l'avenue est un passage qu'on a pratiqué par force, et dont l'ouverture est à peine d'un pied et demi de hauteur, et deux de largeur. Les Arabes qui s'y sont glissés les premiers saisissent chacun une jambe des curieux, et tirent leur homme à travers ce passage étroit, où bientôt il est tout couvert d'ordures. Heureusement ce défilé n'a pas plus de six pieds de longueur, autrement personne ne voudrait se soumettre à une manière de voyager si désagréable. On enfile ensuite un second canal très glissant, mais dans lequel on a pratiqué des trous de distance en distance, qui facilitent le moyen de marcher en sûreté, quoiqu'il faille s’arrêter à chaque pas.
Pour descendre à la chambre basse, il n'y a d'autre issue qu'une espèce de puits, sans degrés, L'usage est d'y descendre et d'y monter, comme font les Savoyards dans nos cheminées. Et que voit-on pour prix de tant de peines ? Des pierres, des décombres, et une niche sans statue. Le seul objet un peu curieux qu'offre cette chambre, c'est qu'on y entend un écho qui répète jusqu'à douze fois plusieurs mots fort distinctement, et à qui l'on fait parler le français et l'arabe tout à la fois.
Le quatrième canal qui mène à la chambre supérieure est si glissant et si peu praticable que si l'on manquait de bien arrêter son pied dans l’une des entailles faites dans le marbre, il serait impossible de se retenir, et l'on tomberait vingt-deux pieds de profondeur : parvenu à cette chambre, on tire, pour s'amuser, des coups de pistolet, qui font un bruit égal à celui du tonnerre. (...)
Quand le calife Almamoun entra en Égypte, vers 820, il voulut découvrir ce qui pouvait être renfermé dans la principale des trois pyramides des environs du Caire, quoiqu'on lui représentât qu'il était impossible de satisfaire sa curiosité : il se fraya une entrée à force de vinaigre bouillant, de feu et d'instruments trempés d'une manière particulière. (L'ouverture qui existe encore est due à ce calife.) Il trouva, dit-on, dans l'épaisseur d'un gros mur, un trésor qui le dédommagea amplement de la dépense qu'il avait faite. Indépendamment de plusieurs corps qu'on découvrit sous des voûtes, enveloppés dans des bandes de toile, on aperçut, tout au haut de la pyramide, une pierre creuse dans laquelle était la statue d'un homme, et dans cette statue un corps qui avait une plaque d'or sur l'estomac, enrichie de pierres précieuses ; à ses côtés une épée d'un prix considérable, et sur sa tête une escarboucle grosse comme un œuf. Au-dessous de la pierre, il y avait des caractères que personne ne put expliquer. Quelque temps après qu'Almamoun eut visité tous ces lieux souterrains, plusieurs personnes y pénétrèrent et y périrent, sans qu'on ait su la cause de leur mort.”